Poids du mort sur la balance médiatique

 Cadavres noirs — Gérard Prunier — Gallimard Tracts Juillet 2021


Si vous pensez qu'au XXIe siècle le problème le plus chaud viendra d'Afrique. Si vous croyez que la désinformation sur ce continent atteint des dimensions gargantuesques. Si vous ne voulez pas mourir idiot, lisez le brûlot de Gérard Prunier. Vous apprendrez aussi où a eu lieu le conflit le plus meurtrier depuis 1945. (2 à 5 millions de morts, la statistique n'est pas entré en Afrique). Et nous ne sommes pas innocents. Même en regardant ailleurs.

Extraits :

Nous ne vivons plus qu’à travers l’image projetée par les médias ; ce qui compte désormais, c’est le poids médiatique moyen de l’Africain anonyme. Disparu ou vivant, il pèse une fraction de son continent, c’est-à-dire d’un affleurement entre l’indicible et le presque rien. Sa mort n’a pas besoin d’être violente. Il lui suffit d’être « africaine », c’est-à-dire allant de soi. Ce texte aurait donc pu s’intituler « de la visibilité en Afrique », mais on aurait pu encore croire à une étude sur les progrès du Net. Mourir est quand même l’élément le plus radical de toute vie. On serait en droit de penser qu’une telle radicalité pourrait trouver sa place naturelle dans les médias. C’est faux. Et la fréquente absence de traces concernant ce butoir absolu de l’humanité n’est même pas « raciste » : elle est logique. (page 9)

Cela commence par « une Histoire où l’homme africain n’est pas assez entré », comme l’a dit en 2007 un président de la République française en voyage touristique à Dakar ; et cela se termine trop souvent par une autre histoire d’où l’homme africain est expulsé sans autre forme de procès. Comment noter la sortie de quelqu’un qui est à peine entré ? Pourtant un homme sur six est un Africain ; dans un siècle, ce sera un sur trois. Ils risquent d’être bruyants ces hommes-là. Et qu’on ne me demande pas d’ajouter « et ces femmes ». Les Africaines portent déjà les trois quarts du continent sur leur dos ! (page 9)

Si on ne voit pas trop bien ces cadavres noirs, c’est donc qu’on ne les voyait pas beaucoup non plus lorsqu’ils étaient vivants. Combien de temps pourra-t-on continuer à faire semblant de ne pas voir, de ne pas comprendre, de ne pas tenir compte d’un tiers de l’humanité, sauf quand il joue bien au football ? (page 10)

À côté de Verdun ou de Stalingrad, la colonisation a été une excursion dominicale. (page 11)

Les conquérants d’Empire ont mangé leurs peuples – et ceux des voisins. La Traite est une autre chose, dans la mesure où une portion du Monde en a mangé une autre, même pas pour la puissance et la gloire, mais juste pour boire du café bien sucré. L’Africain est mort pour rien et ses zombies peuplent le Nouveau Monde où ils luttent encore pour tenter d’exister. (page 11)

Bien sûr, il y avait des esclaves noirs à Rome ou à Constantinople, mais bien moins que des esclaves blancs. La malédiction de Cham le Noir n’a pas connu un destin spécial avant que cette vague légende du christianisme géorgien ne soit ramassée au XVIIe  siècle dans le ruisseau pour justifier la Traite grâce à la malédiction divine. (page 13)

La culture européenne a des défauts et des qualités. Au premier rang de ses qualités, il faut mettre un immense sens pratique couplé avec un talent remarquable pour tout blanchir idéologiquement. Et c’est de là que vient le décalage entre la sanctuarisation victimaire du passé de la Traite et le passage par profits et pertes du présent africain, comme si ce dernier ne faisait pas partie de ce qu’Achille Mbembe a baptisé les Politiques de l’inimitié. L’aveuglement volontaire devant les cadavres noirs hors de la perspective « humanitaire » fait partie du refus contemporain de regarder en face le monde dans lequel nous vivons. (Page 15)

Mais tout tremblement de terre a un épicentre. Celui de la Traite était dans le Caraïbe, alors seule zone coloniale de l’Europe ; et ce qui se passe maintenant sous nos yeux, si nous le regardons au laser, c’est sur Internet, zone coloniale internationale. L’Internet appartient aux GAFA ; (page 17)

Les entreprises les plus destructrices – de la forêt, des écosystèmes, des solidarités régionales – ont toutes leurs maisons de bienfaisance, comme les Églises du XIXe  siècle toléraient leurs maisons de tolérance. Et c’est cette image-là, avec la sympathique infirmière blonde penchée vers les petites têtes crépues (rarement un grand gaillard bien découplé, costaud et violeur potentiel) qui s’étale sur le papier glacé. (page 17)

Il faut donc voir la Traite en tant qu’une gigantesque externalisation du Mal et non pas en tant qu’une spécificité. L’Afrique en a été un objet extraordinaire à une époque où l’esclavage, dans le sens marxiste du terme, n’était déjà plus rentable. L’énorme machine du Caraïbe – et son extension au sud des États-Unis – était devenue largement obsolète longtemps avant de mourir. Au lendemain de la Guerre de Sécession, les survivants noirs du premier grand conflit des temps modernes abandonnèrent les champs de coton du Sud pour se jeter dans les mâchoires mécaniques des usines du Nord et ils y sont encore. (page 19)

Car l’Africain ne vient de nulle part, il trouve son origine dans une contrée mythique qui n’existe pas, « l’Afrique ». Et « l’Afrique », c’est un pays où se bousculent des girafes et des éléphants, des statistiques de la Banque mondiale, des soldats combattant dans des armées improbables, des couchers de soleil photogéniques, des crocodiles, des baobabs et des petits enfants pitoyables qui meurent de faim. Lorsque je prononce des conférences aux États-Unis sur certains sujets africains, je commence par dire que « l’Afrique » n’existe pas et presque tous les étudiants blancs demandent mon renvoi immédiat pour « remarques racistes ». En général, les Noirs sont plus pensifs et plus perplexes. Ils se méfient et ils ont raison. Une de mes filles – elles sont noires et françaises – est rentrée un jour de l’école en me disant : « Ces Blancs-là, y sont pas possibles. Y’a une fille qui m’a demandé qui était le président de l’Afrique. » Je lui ai répondu que c’était Mark Zuckerberg mais qu’il ne le savait pas. Mark Zuckerberg ignore aussi qu’il y a une abondance de cadavres noirs. C’est normal. Ils ne sont pas sur Facebook. (page 20)

La violence vient de l’argent, son manque ou au contraire sa concentration en quelques points. Les guenilleux vivent avec environ deux dollars par jour et ils sont la majorité. On va nous brandir en porte-à-faux les nouvelles classes moyennes africaines. Parlons-en. Ce lapin blanc est sorti du chapeau de la Banque africaine de développement en 2011 pour remonter le moral du continent et attirer l’argent des investisseurs étrangers. Selon un rapport rassurant, les classes moyennes représentaient 34 % de la population ! Une nouvelle Asie ! Un horizon radieux pour la consommation ! Investissons vite ! Mais en y regardant de plus près, 20 % sur les 34 % gagnaient entre deux et quatre dollars par jour, c’est-à-dire juste un tout petit peu plus que les guenilleux. Donc pas pertinent. Et quant aux 14 % restants, ils se répartissaient sur un éventail géant allant de dix à deux cents dollars par jour, quelque chose qui serait une sorte de revenu moyen entre un paysan ukrainien et un gestionnaire pétrolier des Émirats arabes unis. Pas très cohérent. (page 21)

Prenez le Congo, dont Frantz Fanon disait qu’il était « la gâchette du revolver africain ». Son revenu par tête est aujourd’hui de 430 dollars par personne et par an, soit environ 45 % de ce qu’il était en 1960 au moment de l’indépendance. Et cela sans même tenir compte de la dépréciation du dollar en soixante ans. (page 23)

Or justement, en Afrique, le Blanc y voit rarement clair car – vieux réflexe colonial renforcé par les résultats économiques du continent – il attend des réactions sur les réseaux sociaux venant d’endroits sans électricité. Ça n’est pas par mauvaise volonté, c’est un mélange de dédain et d’analphabétisme culturel, un gigantesque quiproquo. (page 27)

Un élu du Congrès américain me citera ainsi la lettre d’une de ses électrices lui demandant d’intervenir pour « arrêter l’extermination des chrétiens du Darfour ». Il ne savait comment lui dire qu’il n’y en avait pas. (page 30)

Je parlais un peu plus haut du génocide du Darfour. Jetez un œil sur le mouvement vers le sud de la ligne des isohyètes de 200 mm de pluie (minimum pour des pâturages pérennes) et vous aurez la moitié de l’explication. Il y a une manière de mourir à chaque époque. Le patriotisme et les idéologies, c’est fini. Péguy et Che Guevara, des morts de leurs époques. (page 36)

Et c’est là que plaider l’ignorance ne marche pas. La presse écrite fait son boulot ; moins la télé, qui demande vraiment beaucoup, beaucoup de cadavres au mètre carré avant de s’y intéresser et qui n’interprète jamais, « correction politique » oblige. (page 37)

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